FÉVRIER
2003
Les
odes de Salomon
Salomon, Jésus
et le chrétien : trois miroirs « réfléchissants
» imaginés par un grand poète
Le Messie, en vérité,
est un.
Il fut connu avant le lancement du monde.
Pour vivifier les âmes à jamais,
En la vérité de son Nom,
Le Seigneur [Dieu] a eu gloire nouvelle,
Venant de ceux qui le chérissent.
Odes de Salomon 41.15.
En 1909, un heureux chercheur britannique découvrit dans
une bibliothèque de son pays un manuscrit originaire d'Irak,
qui fournissait enfin la version authentique (en langue syriaque)
de 42 poèmes parmi les plus anciens qu'ait inspiré
le christianisme.
Ces poèmes, écrits vers l'année 100 par
un auteur manifestement unique, sont très beaux et très
habilement conçus.
On les désigne conventionnellement par le titre : Odes
de Salomon. En effet, c'est le roi Salomon qui est censé
les avoir écrits pour nous faire ses confidences : mais
il s'agit là d'une fiction qui ne trompe personne. Non
seulement le « roi Salomon » compose ici très
artistiquement des poèmes dans une langue qui lui était
étrangère et qui n'a existé, en l'état,
que cinq cents ans après sa mort, mais encore, très
curieusement, il semble revendiquer pour son propre compte ce
qui appartient à Jésus-Christ : naissance virginale,
baptême, participation à la trinité, etc.
De plus, par endroits, le roi Salomon laisse deviner qu'il est
de religion chrétienne !
Cette façon de procéder n'a rien de naïf et
met en oeuvre des connaissances et une technique très
poussées, que le lecteur est invité à apprécier.
On espère qu'il sera sensible, par delà la fiction
littéraire, au message chrétien que veut communiquer
le poète. Celui-ci, de toute évidence, cherche
à souligner l'étroite solidarité entre l'Ancienne
et la Nouvelle Alliance : l'une et l'autre s'éclairent
réciproquement, car elles se renvoient la lumière,
tels des miroirs qui se réfléchissent l'un dans
l'autre et n'en deviennent que plus lumineux.
Le christianisme a toujours enseigné que par rapport à
Jésus-Christ, point central de l'histoire du salut, les
événements, mais aussi les images (ou « figures
»), se répercutent dans les deux sens, en amont
et en aval. Par exemple, le bouc émissaire « offert
en sacrifice pour le péché » (Lév
10.16, etc.) est une image de Jésus crucifié, mais
la crucifixion de Jésus est l'image « accomplie
» et parfaite du bouc émissaire. Autre exemple qui
nous intéresse ici : la sagesse du roi Salomon, consignée
dans le livre des Proverbes (Prov 1.1, 10.1, etc.) émane
et descend du Verbe éternel incarné en Jésus
; mais inversement la sagesse divine de Jésus «
accomplit » et rend parfaite, rétrospectivement,
celle de son glorieux ancêtre charnel le roi Salomon. C'est
tout cela l'Incarnation : Jésus a voulu naître
et naître juif - pour faire de nous des chrétiens
!
C'est donc à bon droit que les Odes de Salomon considèrent
Salomon, Jésus et le chrétien comme trois miroirs
qui se réfléchissent. Mais ce jeu de reflets a
des limites que l'on devine à la lecture du Nouveau Testament.
Or, le texte de celui-ci, aux alentours de l'an 100, était
largement connu, mais n'avait pas encore été définitivement
fixé. En conséquence, beaucoup plus aisément
que par la suite, Jésus était parfois traité
comme un miroir susceptible de « réfléchir
» bien des choses, notamment les idées les plus
contestables de n'importe quel prétendu chrétien.
De fait, l'expansion chrétienne, d'emblée très
vaste et très rapide, s'accompagna d'un foisonnement d'hérésies
de toute nature, contre lesquelles bataillent déjà
les épîtres de Paul et l'Apocalypse de Jean par
exemple. A cette époque, la personnalité de Jésus
(Sauveur unique et seul homme participant à la nature
divine) pouvait s'estomper à l'occasion. Tantôt
on pouvait l'assimiler à des divinités traditionnelles
( tendance «syncrétiste», comme c'est
encore le cas dans l'hindouisme), tantôt on le tenait pour
le Sauveur venu restituer aux êtres humains leur nature
originelle d'êtres divins (tendance « gnostique
», encore aujourd'hui diffuse un peu partout sous une forme
édulcorée et assez vague). De là, dans les
Églises, le renforcement de l'autorité épiscopale,
principalement chargée de marquer la différence
entre l'admissible et l'inadmissible, autant dire entre l'orthodoxie
et l'hétérodoxie.
Nous savons que les Odes de Salomon, vu leurs qualités,
n'ont pas échappé à des tentatives d'annexion
de la part de courants hétérodoxes. En 1785, le
British Museum a réussi à se procurer un ouvrage
du 2e siècle (la Pistis Sophia) qui donne une médiocre
traduction égyptienne des Odes, avec un commentaire ardu,
d'inspiration « gnostique ». Cela a beaucoup
nui à la réputation des Odes jusqu'en 1909 où
la découverte de leur version originale a permis de leur
rendre justice.
Car les Odes passent désormais pour un écrit vraiment
chrétien. Elles valent par la conviction du poète
et par sa joie de converti, qui se sait racheté et régénéré
: il voit la vie à la lumière de son salut qu'il
veut nous faire partager.
Voici un de ses poèmes (très beau, pour autant
qu'on puisse en juger d'après la traduction). Demandez-vous
si le roi Salomon parle de sa personne, ou bien du Christ, ou
encore du chrétien : le plus souvent vous hésitez
à vous prononcer, et tel est précisément
l'effet recherché par l'auteur.
Ode 17
L'Étranger sauvé et sauveur
Alors, j'ai été couronné en mon Dieu,
Ma couronne est vivante.
J'ai été justifié en mon Seigneur,
Mon salut est incorruptible.
J'ai été délié des vanités,
Je ne suis pas inculpé.
Mes liens furent tranchés
par les mains du Seigneur,
J'ai pris visage et ressemblance d'une nouvelle figure.
Je marchais en lui,
J'ai été sauvé.
La Parole du Vrai m'a conduit
Je suis allé à sa suite et je n'ai point erré.
Tous ceux qui m'ont vu se sont étonnés,
Comme étranger pour eux j'ai été compté.
Lui, qui me connaissait, m'a grandi,
Le Très-Haut en toute sa plénitude.
Il m'a glorifié en sa douceur,
Il a élevé ma connaissance à la hauteur
du Vrai,
De là-haut il m'a donné le chemin de ses marches.
J'ai ouvert les portes qui étaient
closes,
J'ai disloqué les verrous de fer.
Alors, le fer qui m'enserrait s'est enflammé,
Il a fondu devant moi.
Et rien ne m'est apparu enfermé,
Puisque l'ouverture de toutes choses, c'était moi.
Je suis allé vers tous les prisonniers pour les délier.
Que je ne laisse personne en prison !
Ni en ceux qui gardent en prison !
Et sans réserve j'ai donné
ma connaissance,
Mon [désir de] demander, je l'ai donné, en mon
amour.
J'ai semé mes fruits dans les coeurs,
Que j'ai changé en moi.
Ils ont recueilli ma bénédiction,
Ils ont été vivants ;
Il se sont rassemblés près de moi,
Ils ont été sauvés :
Puisqu'ils ont été mes membres,
Et moi leur tête.
Gloire à toi, notre tête, Seigneur Messie,
Alléluia.
Note : Les Odes de Salomon ont fait
l'objet d'une bonne traduction française (avec commentaire
excellent mais savant) dans la collection « La Pléiade
», Écrits apocryphes chrétiens, tome
1, p. 673-743, Paris, Gallimard, 1997.
Georges LAGARRIGUE
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