JANVIER
2004
Nouvelles
internationales
LE
MONDE EST MA PAROISSE
Une histoire insolite
Aux îles Fidji : un village se repent de son passé
anthropophage
Aux îles Fidji, baptisées à
une époque les îles cannibales, l'anthropophagie
était une pratique répandue, où la chair
humaine était comparée à du «grand
cochon» jusqu'à son interdiction à la
fin du XIXe siècle. Thomas BAKER en fut l'une des dernières
victimes.
Australien d'origine, Thomas BAKER était arrivé
aux îles Fidji en 1859. Il avait alors présenté
une dent de baleine au chef, une offrande censée le prémunir
contre la férocité des tribus des montagnes. «Je
ne redoute pas les indigènes et nous espérons leur
apporter du bien», avait écrit le missionnaire
dans la dernière lettre à sa femme, selon sa correspondance
conservée au musée des îles Fidji.
En 1867 survint le drame, le pasteur méthodiste Thomas
BAKER et 8 de ses acolytes périrent de la main des habitants
de Nubutautau, un village farouche et reculé de l'archipel
du Pacifique sud.
Le chef des indigènes, Nawawabalevu, conduisit à
l'extérieur du village le révérend méthodiste
BAKER et huit de ses collègues fidjiens avant de les abattre
avec de longues haches de guerre. Il jeta leurs corps dans un
ravin puis les récupéra dans une rivière.
Celui du révérend aurait été placé
au sommet de la pile de cadavres puis dépecé sur
un rocher avant de faire l'objet d'un festin.
Sauf les bottes...
Dans des récits de l'époque, un témoin
de ces actes de cannibalisme racontait : «Nous avons
tout mangé, à l'exception de ses bottes».
L'une d'elles est d'ailleurs aujourd'hui exposée au musée
des îles Fidji. Elles ont malgré tout bouilli dans
la marmite avec le légume local, le bele.
La légende dit que le pasteur BAKER a été
dévoré pour avoir osé toucher à un
peigne du «ratu», transgressant ainsi une
interdiction absolue de toucher à la tête du chef
du village. On raconte qu'il aurait tenté de lui prendre
son chapeau, sans savoir que toucher un cheveu de la tête
d'un chef fidjien est tabou. Mais les historiens mettent en doute
cette version, évoquant plutôt une querelle de chefs
qui aurait mal tourné.
Cet acte de cannibalisme sur ce missionnaire serait à
l'origine d'une malédiction séculaire selon les
quelque 200 membres de la communauté de Nabutautau. Ils
s'estiment victimes d'un mauvais sort car le village situé
dans les montagnes intérieures de la principale île
de l'archipel, Viti Levu, est privé de la végétation
luxuriante dominante dans la région, et ses 120 habitants
luttent pour se nourrir. Le village ne dispose ni d'école,
ni de routes ou d'équipement médical, il voit toutes
ses demandes de subventions repoussées et le cannabis
y fait des ravages. «Nous croyons que nous sommes victimes
d'un sort et nous devons demander pardon pour ce qui s'est passé.
Une fois cela fait, nous serons à nouveau purs»,
a récemment déclaré le «ratu»
(chef) Filimoni Nawawabalevu, septuagénaire et petit-fils
du chef qui tua le missionnaire.
Car depuis le massacre, Nabutautau est un village maudit estiment
ses habitants: plusieurs lignées familiales ont disparu,
aucun enfant n'a réussi à dépasser le stade
du lycée
«Nous devons faire face à tant de difficultés»,
explique le «ratu» Filimoni Nawawabalevu C'est
son grand-père, alors «ratu», qui avait
mené le missionnaire à la mort sur le rocher, aujourd'hui
recouvert de peintures représentant des pages de la Bible.
«Les autres Fidjiens veulent que nous soyons punis pour
ce qui s'est passé», estime Thomas Baravilala,
un ancien du village. Les enfants du village doivent ainsi chaque
week-end parcourir 25 km à pied à travers la jungle
pour rejoindre une école.
136 ans après cet acte de cannibalisme, les descendants
fidjiens entendent lever la malédiction abattue sur leur
communauté en se repentant de leur passé anthropophage.
Ils demanderont pardon aux onze descendants du révérend
BAKER venus faire le voyage depuis l'Australie, regrettant profondément
tout ce qui s'était passé. Ils verseront des larmes
en présentant leurs excuses aux descendants du missionnaire
australien tué et mangé par leurs ancêtres
cannibales. La communauté espère que les descendants
australiens du religieux accepteront leurs excuses.
En recevant les journalistes dans son village, M. Baravilala
a lancé: «Dites au monde que nous demandons pardon
et nous recevrons peut-être plus d'aide».
Dans ce but, les habitants de ce village fidjien ont organisé
une cérémonie de réconciliation en présence
de la famille de Thomas BAKER.
Pour la cérémonie, un bulldozer a tracé
une «route» sur les derniers kilomètres
menant au village et deux W.C. flambant neufs ont été
installés avec quelques plaques de tôle ondulée
pour assurer l'intimité des invités.
«Les larmes sont venues du fond de notre coeur car nous
avons très longtemps attendu ce moment», a déclaré
le représentant du village, Tomasi Baravilala.
La famille de Thomas BAKER, qui connaissait le destin tragique
de leur aïeul, ignorait en revanche que les villageois se
considéraient maudits. «Moi et ma famille sommes
plus que contents de pouvoir leur venir en aide de quelque manière
qu'ils le souhaitent», a affirmé Geoff LESTER,
arrière-arrière-petit-fils du missionnaire. «C'est
notre foi: lorsque nous devenons chrétiens, nous sommes
libérés de la malédiction. Le seul fait
de voir où mon arrière-arrière-arrière
grand-père s'est rendu pour promouvoir l'Évangile
est quelque chose d'exceptionnel et voir où il est mort
est une expérience que je n'oublierai jamais»,
a déclaré un descendant, Dennis RUSSELL.
Rupture de la chaîne de la
malédiction
Au milieu d'un cercle de tentes érigées
au coeur du village, la cérémonie s'est ouverte
par le rituel du Kava, une boisson traditionnelle. Son point
d'orgue a été «la rupture de la chaîne
de la malédiction», symbolisée par un
lâcher de ballons effectué par la famille de Thomas
BAKER.
Des jeunes du village ont aussi joué une pièce
où le pasteur local brandissait la hache qui aurait servi
à tuer le pasteur BAKER. Un descendant du religieux, M.
LESTER, a indiqué que sa famille était stupéfaite
par l'importance donnée à cet événement.
«Ils pensaient que ça allait être une petite
cérémonie et ils se retrouvent à côté
du premier ministre et du grand conseil des chefs coutumiers»,
a-t-il confié.
Tous ensemble, ils ont participé à un rite de réconciliation
plutôt complexe, l' «ai sorotabu», qui,
espère-t-on à Nubutautau, lèvera le mauvais
sort. Pendant l' «ai sorotabu», 100 dents
de cachalot ont été remises aux onze descendants
du missionnaire méthodiste. En son temps, le missionnaire
avait lui aussi effectué une telle offrande, censée
alors le prémunir de la férocité des tribus
des montagnes. Les villageois ont également restitué
à la famille la bible de BAKER, son peigne et les semelles
de ses bottes.
«J'espère que cet événement sera
utile au peuple de Fidji et aux habitants de ce village»,
a déclaré Geoff LESTER, soulignant que son arrière-arrière-grand-père
«était venu ici en ayant conscience des risques
et en sachant ce qui pourrait arriver». Le président
fidjien Laisenia Qarase a pour sa part qualifié de «très
bel acte» l'initiative des villageois de Nabutautau.
Il n'a en revanche pas fait mention d'une quelconque rallonge
budgétaire pour le village malgré son repentir.
No comment !
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Jean-Philippe WAECHTER