Le livre des Actes permet notamment
        d'évaluer l'ampleur et les limites de l'autorité
        des apôtres dans l'organisation et la gestion des Églises.
        A ce sujet deux affaires méritent de retenir tout particulièrement
        l'attention parce qu'elles posent des problèmes que Jésus-Christ,
        dans son enseignement, n'avait pas explicitement traités
        et résolus : tout au plus s'était-il borné
        à indiquer dans quel sens on devait aller.
        En Actes 15, l'Église d'Antioche (semble-t-il) soulève
        la question des observances judaïques à imposer éventuellement
        aux chrétiens de naissance païenne, et cela aboutit
        à ce qu'on appelle habituellement le "décret
        apostolique" (Actes 15.23-29). Nous n'examinerons pas
        ici la façon dont il fut élaboré et la portée
        juridique qu'il a pu avoir (il y a beaucoup à dire là-dessus,
        comme chacun sait). Nous nous en tiendrons à un autre
        épisode, qui fournit lui aussi une riche matière
        à réflexion : celui d'Ananias et de Saphira (Actes
        5.1-11).
        "A menteur, menteur et demi"
        Le châtiment (car c'en est un, nous semble-t-il) d'Ananias
        et de Saphira, coupables de mensonge, est impressionnant. Donc,
        exemplaire ! Cependant, le rôle que joue Pierre dans l'épisode
        nous laisse quelque peu rêveurs, parce qu'il ne manque
        pas de nous rafraîchir la mémoire. "Pourquoi
        Satan a-t-il rempli ton coeur?" demande Pierre à
        Ananias (5.3). A-t-on jamais réussi à répondre
        pertinemment à cette question-là ? Mais si le temps
        a manqué à Ananias pour envisager une explication,
        Pierre quant à lui n'en a cherché aucune quand
        il "pleura amèrement" après le
        chant du coq (Mat 26.75).
        Ainsi donc, le chef des apôtres, appelé à
        devenir la "pierre" fondamentale de l'Église,
        a renié par un triple mensonge, avec serment et imprécations,
        la mission qui lui était dévolue et qu'il avait
        acceptée : être un témoin privilégié
        de Jésus-Christ. Comparée à la sienne, la
        faute d'Ananias et Saphira nous paraît bien moindre. Et
        pourtant le mensonge de Pierre n'a pas été sanctionné
        par une mort immédiate: il a été pardonné,
        comme le montre la suite des événements rapportés
        par le Nouveau Testament.
        Remarquons que la mort soudaine d'Ananias
        et de Saphira, aussitôt suivie, sans formalités
        excessives, de leur inhumation, ne signifie pas du tout qu'ils
        aient été expédiés franco de port
        et d'emballage dans l'enfer éternel. Dans le passage des
        Actes, il n'est nullement question de salut ou de damnation,
        pas plus d'ailleurs que dans le passage de Matthieu qui nous
        rapporte le reniement de Pierre. Dans un cas comme dans l'autre,
        la "mauvaise foi" des coupables n'implique pas
        qu'ils soient entièrement dépourvus de foi en Jésus-Christ,
        notre Sauveur. Nous dirons simplement que la mort physique, conséquence
        inéluctable du péché, d'après Gen
        2.17 et 3.19, est survenue instantanément dans le cas
        d'Ananias et Saphira, alors qu'elle est généralement
        remise à plus tard pour la plupart des mortels.
        Il y a là, nous semble-t-il, un premier enseignement et
        une incitation à la prière. Demandons à
        Dieu de se montrer clément à notre égard,
        soit qu'il nous dispense du malheur physique, soit qu'il nous
        donne la force de l'assumer chrétiennement, dans la joyeuse
        espérance du Royaume.
        Par conséquent, plutôt que de spéculer sur
        le salut probable ou improbable des deux infortunés, tenons-nous
        en respectueusement à ce que le texte nous apprend...
        notamment sur le fonctionnement de l'Église de Jérusalem
        et sur le rôle qu'a joué Pierre dans l'affaire qui
        nous est rapportée.
        Jésus avait fortement dénoncé l'attachement
        aux richesses et incité à l'amour fraternel. Dans
        ces conditions, l'Église de Jérusalem avait cru
        bon de mettre en place une manière de communisme chrétien
        (Actes 4.34-35) qui ne semble pas avoir duré longtemps,
        ni même avoir fait école dans les communautés
        chrétiennes résidant ailleurs. On aimerait des
        précisions sur les aspects obligatoires, juridiques et
        financiers d'une telle initiative. Mais il faut, ici encore,
        se contenter de ce que le texte nous dit. On doit pouvoir néanmoins
        retenir ceci:
        1) l'argent provenant des ventes de biens personnels était
        déposé " aux pieds des apôtres "
        (4.35, 37 ; 5.2). Ceux-ci, de toute évidence, approuvaient
        l'initiative et l'avaient probablement recommandée;
        2) ces ventes de biens personnels semblent avoir été
        quasiment générales, mais il est fort douteux qu'elles
        aient été considérées comme absolument
        obligatoires pour quiconque voulait devenir membre de l'Église.
        Autrement, on s'expliquerait mal la remarque de Pierre : "Après
        la vente, le prix n'était-il pas à ta disposition?"
        (5.4) ; et on ne verrait pas pourquoi les autres Églises
        n'ont pas adopté la même façon de procéder
        que celle en vigueur à Jérusalem;
        3) en tout cas, il est clair qu'on pouvait être chrétien
        et baptisé sans être astreint à une telle
        procédure, comme le démontre abondamment le Nouveau
        Testament.
        Les apôtres, en effet, ne pouvaient pas lier la qualité
        de chrétien à l'observance de pratiques que Jésus
        n'avait pas explicitement mentionnées dans sa prédication.
        Le rôle des apôtres ne consistait pas à compléter,
        voire à perfectionner, la Parole, mais à la transmettre
        telle qu'elle était et à vérifier qu'elle
        était fidèlement transmise, sans additions ni soustractions.
        Mais ils avaient aussi, comme on le voit ici, une position prééminente
        dans la gestion des Églises (c'était une tâche
        qu'ils partageaient avec d'autres, notamment avec les "
        anciens ").
        Tout cela laisse deviner que les apôtres, mieux que quiconque,
        étaient appelés à être les "bergers
        du troupeau", autant dire des "pasteurs".
        Et c'est le point délicat dans l'affaire que nous examinons.
        " Pasteur " quand même!
        Dans le passage en question, l'apôtre Pierre n'apparaît
        pas à première vue comme un "bon pasteur".
        Puisque, par inspiration divine, il sait bien des choses, pourquoi
        interroge-t-il Ananias et Saphira, comme s'il voulait leur tendre
        un piège ou du moins leur fournir l'occasion de pécher
        ? Ce n'est pas très charitable, semble-t-il; mais il y
        a plus inquiétant : demander ce que l'on sait relève
        de la dissimulation et la dissimulation est la base même
        de tout mensonge ! Pierre nous paraît quelque peu suspect,
        de ce côté-là. Cette impression défavorable
        nous incite à une lecture plus attentive du texte.
        Le récit ne gagne rien à être découpé
        en tranches hétérogènes, de telle sorte
        que dans les unes, Pierre connaîtrait la vérité
        ou l'avenir, et dans les autres n'en aurait pas connaissance.
        Cette hypothèse est trop compliquée et ne nous
        apprend rien concernant la signification profonde du passage.
        Retenons seulement le fait que Pierre a été "
        inspiré ". Il a voulu ce que Dieu a voulu, et il
        a dit ce que Dieu voulait lui faire dire. Se convaincre de cela
        n'est pas une dérobade : c'est chercher et sauvegarder
        le sens du texte.
        En effet, il devient clair que Dieu
        a voulu, dès les premiers débuts de l'Église,
        lui donner un avertissement mémorable : on ne bâtit
        pas l'Église sur le mensonge. Le mensonge n'est pas la
        "pierre" qui convient à cette construction.
        C'est cela qui fait l'importance de la faute commise par Ananias
        et Saphira, car à bien d'autres égards ils ne manquent
        pas de circonstances atténuantes: leur mensonge n'était
        pas doctrinal (il ne faussait pas les affirmations fondamentales
        de la foi chrétienne) et il ne portait que sur du relatif
        (le "prix d'un champ" est un phénomène
        ondulatoire qui a parfois du mal à se matérialiser).
        Par la disparition soudaine d'Ananias et Saphira, Dieu a sauvé
        l'Église de Jérusalem, menacée de disparition
        par suite du mensonge et de l'hypocrisie. Or, c'est la présence
        et ce sont les paroles de Pierre qui révèlent le
        sens et la visée de l'intervention divine. Son attitude
        authentifie le procédé utilisé, en cette
        occasion, par Dieu ; elle explique la "grande crainte
        qui s'empara alors de l'Église entière"
        (Actes 5.11) ; une crainte salutaire à bien des égards.
        Cependant l'apôtre n'a rien dit concernant le salut éternel
        des deux coupables. En outre, il n'a imposé, de sa propre
        autorité, aucune charge aux chrétiens. Il s'est
        borné à dire la vérité, telle que
        Dieu la lui a fait connaître, pour qu'il la dise et la
        proclame, à une époque où le Nouveau Testament
        n'avait pas été encore écrit et où
        la parole des apôtres, par grâce spéciale,
        en tenait lieu. En dénonçant le rôle de Satan
        ("père du mensonge ": Jn 8.44) dans la
        faute d'Ananias et Saphira, Pierre, dans cette affaire douloureuse
        comme dans bien d'autres plus consolantes et moins impressionnantes,
        a montré, en tant qu'apôtre, qu'il était
        la "pierre" sur laquelle l'Église pouvait
        se bâtir.
        
          Georges LAGUARRIGUE
          
          
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